Appel à contributions
Les déclinaisons croissantes de l’archival turn depuis les années 2000 mettent en lumière le regain d’intérêt pour les archives, non seulement dans les sciences sociales, mais aussi au-delà de leurs frontières (Poncet, 2019). Cette journée d’études, qui s’inscrit dans le cadre des Journées du Mouvement social, vise à susciter de nouvelles discussions dans cette actualité des questionnements sur les archives et leurs usages, en se concentrant sur une population spécifique : les personnes et les groupes marginalisés.
L’histoire sociale a porté un large intérêt aux « marges » du monde social, outsiders (Becker, 1963), « inutiles au monde » (Geremek, 1976) ou encore exclus (Vincent, 1979), depuis le milieu du XXe siècle et dans le sillage des travaux de Michel Foucault (Foucault, 1964 ; 1975). La notion de marge et l’« ailleurs social » (Kalifa, 2011) ont fait l’objet d’un intérêt nouveau ces dernières années, par exemple en études roms (Barany, 2002), en histoire de la criminalité (Rodak, 2013), en disability studies (Rembis et al., 2018), en histoire des homosexualités (Tamagne, 2006) ou en histoire de « l’aliénation mentale » (Le Bras, 2024). Soulignant l’importance des approches intersectionnelles (Crenshaw, 1991 ; Kócze et al., 2015), ces recherches mettent en avant le caractère contingent et processuel de la marginalisation (Anderson, 2012), mais aussi l’aspect englobant de la notion, qui permet d’approcher différentes populations marginalisées et de comparer les formes de marginalisation (Kennedy & Weston, 2024 ; Irvine, 2022 ; Cronin, 2021). Conçue non pas comme « une simple opposition au centre » mais plutôt comme « l’expression d’une tension, entre appartenance et exclusion, inhérente au système qui la produit » (Le Dantec-Dowry et al., 2018), la marginalité recouvre la position « d’individus et de groupes vivant en marge physique ou socioculturelle », que ce soit par isolement géographique ou par effet « d’exclusion, de discrimination ou de subordination » (Singh et al., 2024).
Le renouvellement de l’analyse des « marges » est aussi empirique. Prises en compte depuis peu dans l’actualité de l’histoire sociale, les épistémologies minoritaires permettent de renouveler l’approche de la notion de marge, notamment en prenant en compte les pratiques « communautaires » d’archivage par les individus concernés. Si les travaux plus anciens se limitaient à la lecture de sources produites par le « centre » (Schmitt, 1978 ; Farge, 2010) – archives judiciaires, administratives, policières –, l’actualité de la recherche intègre des archives « populaires » ou « indigènes » (Singh et al., 2024). Déjà prégnants en anthropologie, les travaux s’inscrivant dans le tournant archivistique se multiplient dans les années récentes, par exemple dans les études queer (Marshall & Tortorici, 2022), féministes (Eichhorn, 2013), en art contemporain (Callahan, 2024) ou en droit (Biber, 2017).
Cette journée d’études entend contribuer à ces renouvellements de l’analyse des « marges », d’un point de vue théorique et empirique. D’une part, il s’agit d’interroger la notion de « marge » comme catégorie d’analyse. En effet, les populations pouvant relever de cette catégorie sont multiples : marges du monde du travail, géographiques, résidentielles, scolaires, minorités nationales, raciales ou religieuses, minorités de genre et de sexualité, criminels, « vagabonds », hippies… Souvent peu explicitée, la réflexion sur cette catégorie gagne à penser la distinction entre la notion de « marges » et d’autres termes voisins, comme ceux de « minorités » (Acke et al., 2023), de « déviance » ou d’« exclusion ». Elle doit aussi être historicisée, puisque les populations désignées comme « marges » varient au cours du temps.
D’autre part, cette journée vise à mettre en dialogue archives d’État et archives produites « en marge » de ces dernières, telles que les archives communautaires. Comment (re)lire les archives administratives, notamment policières, pour étudier les populations marginalisées dans le cadre d’une histoire sociale ? Comment l’articulation avec des sources produites en marge des archives administratives et policières, et l’attention aux informations inscrites dans les marges physiques de l’archive, peuvent-elles s’articuler avec l’étude des populations marginalisées ? Que disent-elles de l’histoire desdites populations, de leur quotidien, pratiques, organisations, mais aussi des pratiques de surveillance de l’État ? Comment ces lectures renouvelées amènent-elles en retour à repenser la catégorie de « marges » ?
Les journées sont ouvertes à de nouvelles analyses de catégories déjà bien étudiées mais aussi à l’étude de populations pour lesquelles l’intérêt académique ou la présence dans le langage courant comme « marges » est plus récent, par exemple les personnes queer ou en situation de handicap.
Cet appel se centre sur les XXe et XXIe siècles, sans se réduire à un espace géographique ou à un type de régime politique singulier. L’objectif, en adoptant des bornes chronologiques et des géographiques larges, est de réfléchir à la diversité et aux évolutions de ce qui peut être désigné comme « marges » du monde social, mais aussi de penser les éventuelles continuités et/ou analogies qui peuvent être faites entre des périodes et populations a priori fortement hétérogènes.
L’appel à communications s’articule autour de trois axes :
Axe 2 – Catégorisation des personnes et groupes marginalisés dans les archives administratives et policières : conceptualisation des marges
Un premier axe envisagé porte sur ce qui peut être entendu par « marges », et ce que les archives administratives et policières permettent de saisir de la construction administrative des « marges », via la catégorisation de certains individus ou groupes comme marginalisés. Il s’agit d’interroger la fabrique de ces groupes, tout en mettant en avant l’instabilité des taxinomies produites dans les documents, qui reposent tant sur des savoirs ordinaires (Chauncey 1994) que sur l’« enregistrement d’un doute » (Stoler 2009).
En adoptant une définition large des « marges », embrassant différents types de populations, nous invitons à explorer les pistes comparatives, mais aussi à penser les limites de ce concept. Par exemple, dans le cas des personnes colonisées dans les sociétés coloniales, peut-on parler de « marginalisation », étant donné que, tout en étant infériorisées, elles sont aussi très rarement minoritaires ? Faudrait-il parler de « minorisation » ? Comment définir les frontières entre marginalité/centralité, minorité/majorité, exclusion/inclusion (Acke et al. 2023) ?
L’enjeu est aussi de réfléchir à la construction et l’historicisation de ces concepts : comment le contenu des archives reflète-t-il les manières – concurrentes ou concordantes – dont les acteurs administratifs dans leur diversité (street-level bureaucrats, représentants politiques, police…) catégorisent des individus comme « marginaux » ? Que reflètent ces processus de catégorisation des pratiques administratives et policières envers les populations marginalisées ? Comment les catégories administratives et policières contribuent-elles à suspecter, priver de droits certains groupes ? Comment les critères et processus de marginalisation, et les frontières des « marges » évoluent-ils, en termes – entre autres – de classe, genre, génération, santé, race, religion ? En quoi diffèrent-ils selon les espaces (nationaux, régionaux, locaux…) ?
La question des catégorisations pose celle des échelles d’observation et d’analyse. À quelle échelle d’observation faut-il se placer pour pouvoir saisir la production d’une marginalisation, stigmatisation, exclusion de certaines catégories de population par les autorités administratives ? Quels sont les apports respectifs des différentes échelles d’analyse pour étudier les personnes marginalisées ?
En outre, que faire, en tant que chercheur·euse, de ces catégories administratives et policières ? Comment proposer des catégories d’analyse des populations marginalisées pertinentes, qui, sans reprendre comme telles les catégories d’État, prennent en compte leur effet performatif ? Comment, à partir des archives administratives et policières, proposer des catégorisations à même de (re)penser les définitions des populations « en marge » ?
Axe 2 – Les archives des et sur les marginalisé·e·s produites aux marges des archives administratives et policières
Au-delà de la relecture de fonds connus et de sources produites par les administrations étatiques, dont la police, un second axe de cette journée d’études portera sur les manières dont, face aux constructions administratives et policières des marges, la production d’archives physiques ou numériques (Bouillard 2023) par les groupes marginalisés vient éclairer, compléter, contredire ou contester les archives administratives et policières, et appelle à relire sous un autre angle l’histoire desdits groupes.
Comment des « communautés » marginalisées forment-elles leurs propres centres d’archives, comme alternative et en marge des archives d’État ? En quoi l’apparition de ces archives, conçues parfois en opposition aux archives administratives et policières, dans une perspective de « lutte épistémique » (Faure 2021) et de retournement du stigmate, amène-t-elle à renouveler le regard sur ces dernières, à relire des fonds connus sous un angle nouveau ? De quelles manières comprendre les modalités de construction de ce type de projets et les acteurs qui les portent ? Dans quelle mesure cela amène-t-il à réévaluer les limites des archives produites par la police ou les administrations d’État, et à redéfinir ce qui peut faire archive (pensons à l’exposition « Alice·x au pays des archives LGBTQI+ ») ? En quoi les pratiques « communautaires » d’archivage peuvent-elles s’incarner dans des manières spécifiques de produire et d’indexer les archives ?
Cela induit des questionnements méthodologiques : comment croiser les lectures d’archives administratives et policières avec ces fonds d’archives « communautaires » ? Que permet de saisir ce croisement des différences dans les manières dont les personnes marginalisées se définissent elles-mêmes et celles dont les divers acteurs administratifs les définissent ? En somme, comment ces archives constituées par des groupes marginalisés transforment-elles l’histoire sociale, qu’il s’agisse de les utiliser comme source ou de faire de ces mouvements de production d’archives un objet d’étude en lui-même ?
Si la production d’archives par des communautés marginalisées n’est pas nouvelle – c’est par exemple le cas d’archives lesbiennes (Petit 2021) et des centres d’archives LGBTQI+ à Berlin ou Bologne –, elle n’en a pas moins une actualité à l’échelle internationale : archives LGBTQI+ de Paris, qui revendiquent le caractère émancipatoire de l’archive, Queer archive of Lithuania, congrès d’archives dites « sociales » (archiwa społeczne) en Pologne (Wiśniewska-Drewniak & Pepłowska 2022), ou encore archives « affectives » (Hertzberg 2023). Le rôle des chercheur·euse·s dans la création d’archives sur les personnes et groupes marginalisés (projet « Punk is not dead » de Robène & Serre 2019) pourra aussi être interrogé, de même que la place que peut avoir le numérique dans la préservation et la visibilité des archives produites par les personnes marginalisées (projet d’archives des Roms en Pologne ou en République tchèque).
Cet axe invite surtout à penser, au-delà des taxonomies usuelles (archives publiques/privées), le croisement des archives administratives et policières avec d’autres types de sources pour étudier les populations marginalisées, telles les archives orales (Portelli 2003), photographiques (About & Chéroux 2001), iconographiques, sonores, audiovisuelles (Andro & Le Bonhomme 2024), ou encore les objets du quotidien. Comment (re)lire les archives papiers produites par les administrations étatiques à la lumière de ces autres types de sources ?
Axe 3 – L’attention aux marges physiques des archives administratives et policières pour (re)lire l’histoire des populations marginalisées
Enfin, un troisième axe invite à porter attention à la matérialité des archives (annotations, agencement, autres signes relatifs à la production des archives…) : qu’apporte l’attention aux marges physiques des archives à la (re)lecture des archives administratives et policières et à l’étude des populations marginalisées ? Sans suggérer un lien nécessaire entre marginalité sociale et marginalité matérielle d’une annotation, peut-on penser ensemble marges du monde social et marges, au sens littéral, de l’archive ?
Dans la continuité des travaux qui lisent le paratexte et les annotations des bureaucrates en marge des archives administratives pour saisir le travail d’État (Zalc 2020), comment la lecture entre les lignes et dans les marges des archives administratives et policières amène-t-elle à repenser et enrichir l’étude de certaines populations marginalisées ? Comment l’attention aux marges peut-elle permettre de changer d’échelle pour écrire l’histoire des marginalisé·e·s ? Et que faire concrètement de ces informations en marge ? Comment les inclure dans des bases de données, notamment pour être en mesure de proposer des formes de quantification (Lemercier & Zalc 2008) ?
En outre, dans la lignée de l’approche pionnière d’Ann Laura Stoler (2009) dans le cas des archives coloniales, qui a toujours sa pleine actualité dans les études (post)coloniales (Sowry 2012 ; Stoler et al. 2019 ; Hossain 2024), comment lire les archives administratives et policières « along » et « against the grain » pour repenser l’étude des personnes marginalisées, questionner cette catégorisation comme « marges », et faire du matériau l’objet de l’interrogation ? Et comment penser les logiques de production des archives administratives selon un processus visant à afficher un travail bureaucratique efficace (Stoler 2009) ?
Par ailleurs, que fait la numérisation des archives à ces possibilités de lire les archives par leurs marges ? Comment la numérisation peut-elle parfois rendre possible l’étude de certaines populations marginalisées, comme dans le cas de « fonds dissidents ou détériorés » (Barré 2023) ?
Les questionnements autour de ces trois axes, au cœur de l’histoire sociale, sont interdisciplinaires et la journée d’étude est ouverte à l’archivistique, ainsi qu’à d’autres disciplines et champs académiques qui posent la question des usages des archives, telles que la sociologie, l’anthropologie, les sciences politiques, les études sur les arts et la littérature, les études queers, les études roms ou les études sur le handicap.
Sans s’y réduire, les communications abordant les archives dans une approche transnationale seront particulièrement bienvenues, tout comme celles adoptant une approche comparative – entre espaces et entre périodes. Les propositions portant sur des contextes (post)coloniaux et (post)impériaux sont également encouragées.
Modalités de soumission
Cette journée d’études, destinée aux jeunes chercheur·euse·s, doctorant·e·s et post-doctorant·e·s, est organisée avec le soutien de la revue Le Mouvement social.
Nous accueillons les propositions de communication de jeunes chercheur·euse·s (doctorant·e·s, docteur·e·s jusqu’à 5 ans après la soutenance). Celles-ci peuvent être rédigées en français ou en anglais, et doivent comprendre :
- Un titre
- Un résumé (300 mots maximum) présentant les sources, les méthodes et les principales questions
- Une brève présentation biographique (150 mots maximum)
Les panels thématiques seront constitués par les organisateur·trice·s de la journée d’études.
Les propositions de communication sont à envoyer à l’adresse suivante :
je.mouvementsocial@protonmail.com
Date limite : 31 janvier 2025 à minuit (CET)
Les communications pourront être proposées en français ou en anglais.
Le comité de rédaction du Mouvement social offre la possibilité d’une publication dans ses pages, sur la base d’une sélection d’articles issus des communications.
Comité d’organisation
- Gabrielle Escaich
Doctorante en sciences sociales (EHESS – IRIS, ERC Lubartworld) - Sacha Najman
Doctorant en arts et langages (EHESS – CRAL) - Tymoteusz Skowroński
Doctorant en histoire (Institut Universitaire Européen de Florence) - Antoine Perrier
Chargé de recherche au CNRS (CJB), membre du comité de rédaction du Mouvement social
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
sbounoua (8 décembre 2024). Appel à articles – 1ère JE du “Mouvement social” : Aux marges des archives administratives et policières. Nouveaux chantiers d’histoire sociale (XXe-XXIe siècles)” AJCH. Consulté le 7 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12vbp