Coordonné par Corine Maitte et Nicolas Schapira
Résumé
Ce numéro de L’homme et la société entend se pencher sur les enjeux qu’il y a à réfléchir à la pluriactivité si on envisage celle-ci non comme une caractéristique contemporaine de notre société, mais comme une constante ancienne de celle-ci. Que se passe-t-il lorsque l’on croise les réflexions sur le sujet nées de la fin des Trente Glorieuses, de l’enracinement du chômage de masse, de ce que certains ont pu qualifier de « fin de la société salariale », avec les travaux des historiens qui étudient les formes de pluriactivité dans les sociétés préindustrielles et au temps de l’industrialisation ? Quelle nouvelle intelligibilité cela produit-il de notre société, mais aussi des sociétés du passé ? Qu’est-ce que la pluriactivité donne à penser, et qui ne se réduit pas aux formes changeantes des revenus des individus et des familles ?
Pour nourrir ce dialogue, nous invitons historiens, sociologues, anthropologues, philosophes à envisager des essais critiques sur ce que la pluriactivité comme phénomène structurel, quoique divers dans ses formes suivant les temps, donne à penser sur les rapports entre activités professionnelles et vie sociale. Ce numéro accueillera aussi bien des contributions portant sur la pluriactivité aujourd’hui que dans des passés récents ou plus lointains.
Merci d’envoyer un abstract/déclaration d’intention d’1/2 page maximum pour le 30 janvier 2024 à corine.maitte@univ-eiffel.fr et nschapira@parisnanterre.fr . Les articles seront à rendre pour septembre 2024
Appel à articles
En 1995, Jean-Louis Laville et Bernard Perret intitulaient « Vers une société de la pluriactivité » leur introduction à un numéro spécial de la revue Esprit sur le sujet[1]. Sans commenter une réflexion qui fait aussi écho avec le débat actuel autour de l’âge de la retraite, ce qui frappe est que la pluriactivité n’y a pas de passé, presque pas de présent : elle est en gestation dans le monde qu’ils observent. On pourrait en dire de même de nombreux travaux de sociologues ou de juristes consacrés à ce sujet. Or, pour les historiens, la pluriactivité est très fortement associée aux mondes du travail jusqu’au début du XXe siècle au moins en Europe et très largement jusqu’à nos jours dans de nombreuses parties du monde. Ils ont mis en évidence, par exemple, les migrations de travail poussant des paysans à venir s’employer à la morte saison des champs dans les villes, ou profitant du décalage des cultures pour s’employer dans d’autres campagnes à d’autres activités agricoles, aussi bien que des formes de protoindustrie reposant sur des familles rurales combinant travail de la terre et multiples activités de transformation, voire de commerce ou de services. Si les travaux classiques sur le sujet ont porté sur le monde rural[2], les historiens du travail n’ignorent pas les innombrables formes de pluriactivité qui sont souvent cruciales pour l’économie domestique du peuple des villes depuis l’époque médiévale[3].
Ce numéro de L’homme et la société entend se pencher sur les enjeux qu’il y a à réfléchir à la pluriactivité si on envisage celle-ci non comme une caractéristique du devenir de notre société, mais comme une constante ancienne de celle-ci : un « fossile du futur » disait d’elle Jean-François Boudy en reprenant la formule aux philosophe Jean Guitton[4]. Que se passe-t-il lorsque l’on croise les réflexions sur le sujet nées de la fin des Trente Glorieuses, de l’enracinement du chômage de masse, de ce que certains ont pu qualifier de « fin de la société salariale », avec les travaux des historiens qui étudient les formes de pluriactivité dans les sociétés préindustrielles et au temps de l’industrialisation ? Quelle nouvelle intelligibilité cela produit-il de notre société, mais aussi des sociétés du passé ? Qu’est-ce que la pluriactivité donne à penser, et qui ne se réduit pas aux formes changeantes des revenus des individus et des familles ?
La pluriactivité peut en effet s’observer à différentes échelles : celle de l’individu certes, mais aussi, et surtout (?) celle de la famille, du noyau domestique qui fait sens et qui peut bien entendu être propre à chaque contexte d’observation. De même les échelles temporelles auxquelles analyser les formes de pluriactivité peuvent-elles varier : celle de l’année a souvent été privilégiée par les historiens, tandis que Xavier Gaullier semblait privilégier une mesure temporelle à l’échelle d’une vie. Quant aux études statistiques, elles privilégient souvent, elles, la simultanéité des activités. Comment ces différentes échelles influent-elles sur l’interprétation que l’on peut avoir du phénomène ?
Un phénomène qui n’est d’ailleurs pas simple à définir et dont les statisticiens actuels peinent à trouver la mesure, ce qui en rend très aléatoires les évaluations. Faut-il la définir en termes de revenus, d’emploi ou plus largement d’activités ? Une acception large permet de mettre l’accent sur toutes les formes de double (ou triple ou multiple) travail « invisible » parce que non rémunéré, à commencer par le travail domestique des femmes.
On propose ici d’envisager la pluriactivité comme relation entre une activité rémunérée bien repérée et d’autres formes d’activité rémunératrices ou non, mais en tout cas cruciales pour celui qui les exerce. Observer, décrire cette relation, dans ses multiples avatars, ses transformations, dans la manière aussi dont elle est mise en discours, éventuellement prise en charge par des institutions ou encadrée par des normes, est peut-être une manière d’envisager à nouveaux frais la place du travail dans des parcours de vie.
La pluriactivité peut être plutôt subie ou plutôt choisie : c’est là une distinction cruciale pour le projet de ce numéro. De fait, les situations à l’origine de la pluriactivité peuvent être très diverses selon la situation des personnes et des foyers : souvent présentée comme une contrainte née d’une situation de nécessité vitale, celle-ci peut en fait être aussi très différenciée : si les revenus du foyer sont constamment insuffisants, les activités se conjuguent de façon rythmées et habituelles ; si au contraire, une crise familiale ou générale coupe temporairement les activités ordinaires, c’est le sauve-qui-peut qui domine. La pluriactivité est alors un pis-aller parfois insolite, potentiellement bref et ponctuel. Surtout, la pluriactivité a pu et peut être également une forme de résistance à la subordination dans le travail (Florence Weber)[5] ; ou encore une forme de « stratégie » d’accumulation, que Jan de Vries a estimé avoir été suscité dans les familles européennes depuis le XVIIe siècle par le désir de consommer et que les médiévistes identifient dans certains cas et certains lieux bien avant[6] ; sans compter les formes de pluriactivité patrimoniale (la terre héritée des ancêtres que l’on continue de cultiver tout en ayant une ou des autres activités rémunérées) ; ou celle de « plaisance » pour les viticulteurs du samedi…
Néanmoins, même lorsqu’elle est une stratégie obligée pour faire face au risque d’un revenu insuffisant pour vivre, la pluriactivité permet d’observer des choix, voire des stratégies, qui éclairent un paysage social. On pense par exemple à ce paysan allemand du XVIIIe siècle évoqué par Laurence Fontaine qui élève des canaris, un oiseau à la mode dans la ville proche où il peut aller les vendre. Son geste nait d’une contrainte : la nécessité de trouver d’autres revenus que ceux de la terre. Mais le choix de s’en sortir avec des canaris invite à questionner à la fois un savoir d’ordre économique, un univers relationnel qui a permis d’accéder à ce marché, une expérience, voire un goût. Lorsqu’elle relève à l’évidence du choix, la pluriactivité permet d’examiner comment la question du travail s’inscrit dans des parcours individuels qui ne sont pas enfermés dans un unique univers professionnel.
Il reviendra aux contributeurs du numéro de montrer pour quels thèmes ou dans quels domaines des sciences sociales la notion de pluriactivité est la plus intéressante à mobiliser. Mais on peut d’ores et déjà indiquer ici quelques pistes :
– la pluriactivité peut être un outil utile pour appréhender un ensemble d’activités dans des univers de travail peu formalisés. De nombreux terrains peuvent être envisagés, notamment en ville, mais on pense ici spécialement à l’univers de la politique, au travail tel qu’il se fait dans les lieux de pouvoir où se côtoient des personnels au statut souvent flou qui exécutent des tâches hétérogènes.
– dans le domaine des professions artistiques ou intellectuelles qui, hier comme aujourd’hui, ne font guère vivre qu’une petite minorité de ceux qui s’y exercent, la pluriactivité ouvre à la saisie d’effets de champs (pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu) liés aux différentes activités professionnelles qu’écrivains ou artistes sont obligés d’exercer pour vivre[7]. Gisèle Sapiro et Cécile Rabot ont par exemple montré que l’identité professionnelle de l’auteur contemporain se construisait aussi dans des activités telles que l’animation d’ateliers d’écriture, fournissant tout à la fois un revenu et une visibilité comme écrivain[8]. Dans un autre ordre d’idées, l’activité professionnelle d’un écrivain, si elle est connue, voire mise en scène, peut être un élément fort de son inscription dans le champ, pour le pire ou pour le meilleur. Pour illustrer le second cas de figure, la place dans le champ littéraire du conducteur de train Mattia Filice, qui vient de publier un récit (en vers) très remarqué de son travail est puissamment définie par son statut de cheminot[9].
– La pluriactivité permet d’envisager l’expérience du travail comme génératrice d’autres activités. Ainsi le vitrier Ménétra est-il devenu pour les historiens une figure du Paris populaire du XVIIIe siècle grâce à la redécouverte de son intense activité d’écriture[10]. Mais cette activité-là est née de son expérience de classe liée à sa profession artisanale dans la société du temps des Lumières. De même, les Mémoires et le Journal du négociant rémois Jean Maillefer, qui vivait au XVIIe siècle, questionnent l’expérience politique de la condition de marchand, responsable de la prospérité de sa ville, mais dépendant dans son activité professionnelle d’aléas tels que la guerre qui ruine le commerce.
– Plus généralement, la pluriactivité permet de questionner ce qui compte, ce qui comptait vraiment pour des individus que les sciences sociales appréhendent d’abord, et non sans de bonnes raisons, à partir de leur travail, de leur métier. L’objectif n’est pas tant, à la différence de Bernard Lahire dans l’Homme pluriel[11], de saisir d’autres engagements relativisant finalement la place du travail, que de saisir comment de l’activité fondamentale du travail (envisagée souplement) ou de l’effort pour récolter un revenu suffisant, naissent des parcours de vie qui ne sont pas circonscrits par l’identité professionnelle la plus repérable comme le métier ou la profession.
– Des articles pourront porter aussi sur le rôle social et politique attribué hier et aujourd’hui à la pluriactivité. On pense par exemple à la valorisation au XIXe siècle du paysan ouvrier éloigné des tentations de la ville, ou à la pluriactivité présentée comme un facteur de « civilisation » des campagnes ; ou encore à la pluriactivité facteur de paix sociale car ses acteurs auraient été réticents à la grève à moins qu’ils ne soient, inversement, parfois présentés comme les acteurs de réactions brutales face la prolétarisation (Marcellin Albert, dirigeant de la révolte des viticulteurs du Languedoc en 1907 est certes vigneron mais aussi cafetier).
Pour nourrir ce dialogue, nous invitons historiens, sociologues, anthropologues, philosophes à envisager des essais critiques sur ce que la pluriactivité comme phénomène structurel, quoique divers dans ses formes suivant les temps, donne à penser sur les rapports entre activités professionnelles et vie sociale. Ce numéro accueillera aussi bien des contributions portant sur la pluriactivité aujourd’hui que dans des passés récents ou plus lointains.
[1] Esprit, No. 217 (12) (Décembre 1995) : Jean-Louis Laville et Bernard Perret, « Le tournant de la pluriactivité », p. 5-8 ; Xavier Gaullier, « Pluriactivité à tout âge », p. 9-31.
[2] L’un des colloques marquant le renouvellement des études sur ce sujet est La pluriactivité dans les familles agricoles. Association des Ruralistes Français éditions, 1984. De très nombreux autres ont été consacrés à ce sujet. Pour une synthèse de tous ces travaux et une revue historiographiques de l’évolution des concepts, voir le récent dossier « Pluriactivité. Économie et organisation du travail : Alpes et Apennins (XIIIe-XXe siècles) » paru dans la revue Alpen (n°25/2020) dirigé par Luca Mocarelli et Giulio Ongaro.
[3] Voir par exemple la synthèse de Laurence Fontaine, Vivre pauvre. Quelques enseignements tirés de l’Europe des Lumières, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2022.
[4] Boudy Jean-François, Vivre de deux métiers : la pluriactivité, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 41.
[5] Un exemple parmi tant d’autres : Béatrice Poncin, Trajectoires indicibles. Oxalis, la pluriactivité solidaire, éditions du croquant, collection Témoignages, 2002 : qui raconte l’histoire « des personnes qui ont cru à la possibilité de travailler autrement ».
[6] Jan De Vries, « The Industrial Revolution and the Industrious Revolution », Journal of Economic History, vol 54, n° 2, 1994, p. 249-270. De Vries Jan, The Industrious Revolution. Consumer Behavior and the Household Economy, 1650 to the Present, Cambridge University Press, Cambridge, 2008.
[7] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
[8] Cécile Rabot et Gisèle Sapiro (dir.), Profession ? Ecrivain, Paris CNRS éditions, 2017.
[9] Mattia Filice, Mecano, P.OL., 2023.
[10] Jacques-Louis Ménétra, Journal de ma vie, édité par Daniel Roche, Paris, Montalba, 1982 ; Daniel Roche et alii, Les Lumières minuscules d’un vitrier parisien, Georg, 2023.
[11] Bernard Lahire, L’Homme pluriel : les ressorts de l’action, Paris, A. Colin, 2005.
